JUSTE CONNAÎTRE POUR ETRE LIBRE
Comme nous l’avons déjà vu, quelle que soit la forme de méditation – couchée, assise, debout, que vous marchiez ou que vous fassiez du yoga -, vous pouvez, si le cœur vous en dit, vous représenter délibérément et spécifiquement le processus de réflexion même dans le champ de la claire conscience, en observant vos pensées comme des évènements discrets survenant et se dissipant tels des nuages dans le ciel.
Il peut s’agir d’un grand sport-spectacle, du moins jusqu’à ce que l’aspect « spectacle », qui accompagne l’inévitable échafaudage qu’est la méthode, s’effondre. En observant le processus même de réflexion, on parvient à voir comment des « sécrétions » minuscules et transitoires de l’esprit, qui n’ont aucune existence substantielle et sont souvent complètement illusoires ou en grande partie inexactes, peuvent affecter radicalement nos états mentaux et corporels, influencer nos décisions en entrainant des conséquences potentiellement dévastatrices pour nous-mêmes et pour les autres, et, de toute façon, nous empêcher d’être présents aux choses telles qu’elles sont réellement à un moment donné. Observer ses pensées d’un moment à l’autre peut être profondément éclairant et libérateur.
Assis, couché ou debout, consacrez-vous simplement à observer et à sentir l’apparition de pensées individuelles, comme s’il s’agissait de bulles se détachant du fond d’une casserole d’eau entrant en ébullition, ou des gargouillements d’un torrent de montagne s’écoulant au-dessus et autour des pierres du lit d’une rivière.
L’autre image qui peut être utile pour affiner cette pratique consiste à observer vos pensées comme si vous coupiez le son de votre télévision et que vous observiez ensuite ce qui se passe à l’écran, sans sous-titres, évidemment. Vous voyez tout différemment parce que vous n’êtes plus autant aspiré, prisonnier et absorbé par le contenu, le commentaire et la dimension dramatique, qui perdent en grande partie leur pouvoir. IL Y A PLUS DE PLACE POUR LA PURE VISION, LA PURE CONNAISSANCE.
Comme nous l’avons déjà très souvent fait remarquer, nos pensées semblent parvenir en séries ou à la chaine, ou comme des voitures dévalant la rue. Elles se génèrent entre elles, sont parfois liées et parfois bizarrement aléatoires ou sans lien. Parfois leur flux n’est qu’un filet. D’autres fois, c’est un torrent grondant, une cascade. Le défi est toujours le même … voir les pensées individuelles comme des pensées, et ne pas se laisser enfermer dans leur contenu, tout en continuant de le percevoir. Le défi est de voir les pensées individuelles comme des apparitions au sein d’un plus vaste flux, comme des évènements discrets dans le champ de la claire conscience, en les connaissant comme telles lorsqu’elles apparaissent, lorsqu’elles se prolongent et lorsqu’elles disparaissent, pour en produire généralement d’autres. L’autre défi est de voir ou de percevoir les espaces entre les pensées, et de laisser la claire conscience reposer dans ces espaces, mais également dans l’étreinte des évènements pensés mêmes.
NOUS DEMEURONS AINSI DANS LA CLAIRE CONSCIENCE, ETANT LA CLAIRE CONSCIENCE, le champ qui connaît immédiatement toute perturbation en son sein, toute apparition d’une énergie de pensée, une gouttelette, une sécrétion, le germe d’une idée, d’une opinion, d’un jugement, une bulle, une aspiration au sein du flux, au sein du torrent. La pensée est vue et connue. Son contenu est vu et connu. Sa charge émotionnelle est vue et connue.
Mais rien de plus. Nous n’intervenons pas pour la rechercher ou la réprimer, l’agripper ou la repousser. Elle est simplement vue et connue, reconnue, si vous préférez, et ainsi « touchée » par la claire conscience même, par son enregistrement instantané comme pensée. ET DANS CE CONTACT, DANS CETTE CONNAISSANCE, DANS CETTE VISION, TELLE UNE BULLE DE SAVON TOUCHEE DU BOUT DES DOIGTS, ELLE SE DISSIPE, SE DISSOUT, S’EVAPORE INSTANTANEMENT.
Comme nous l’avons observé précédemment, on pourrait dire, à la manière des Tibétains, qu’en cet instant de reconnaissance elle s’auto-libère.
Elle se contente d’apparaître et de disparaître dans l’espace du champ de la claire conscience même, sans effort de notre part, sans intention, tout comme les vagues de l’océan s’élèvent avant de retomber dans l’océan même l’instant d’après, et de perdre leur identité, leur individualité relative momentanée, en retournant à leur nature indifférenciée. Nous n’avons rien fait, hormis cesser de nourrir la pensée, interrompant ainsi sa prolifération en une autre pensée, une autre vague, une autre bulle.
Ainsi finissons-nous par voir que nous pouvons demeurer dans notre être sans nous enfermer régulièrement dans nos pensées et nos sensations. Notre discours et nos actions, mais également notre façon d’être dans notre corps et les expressions sur notre visage ne leur sont plus aussi étroitement associés. Parce que nous voyons plus clairement d’un moment à l’autre, nous pouvons laisser filer de plus en plus de pulsions imprudentes, réactives, égocentriques, agressives ou craintives, COMME ELLES-MEMES NOUS LAISSERONT FILER A CAUSE DE NOTRE CONNAISSANCE.
Une libération mutuelle se produit donc au moment où nous voyons et savons que nos pensées ne sont que des pensées, non pas la vérité des choses, et sûrement pas des représentations exactes de qui nous sommes. En étant vues et connues, elles ne peuvent que s’auto-libérer, et nous-mêmes, à ce moment-là, sommes libérés.
Dans notre vie quotidienne, comme dans la pratique formelle, il est extrêmement bon de savoir que nous ne sommes pas nos pensées (y compris nos idées, nos opinions et même nos positions bien arrêtées) et qu’elles ne sont pas nécessairement vraies, ou seulement vraies dans une certaine mesure, et souvent peu utiles de toute façon. C’est lorsque nous ne les connaissons pas comme telles, lorsque nous n’avons pas conscience de leur flux même, des bulles individuelles, des courants et des tourbillons de pensée au sein du flux, que nous n’avons aucun moyen d’œuvrer à nous affranchir de leurs énergies incroyablement puissantes et persistantes, mais souvent trompeuses.
Jon Kabat-Zinn « l’éveil des sens »